un extrait:
...
Peut-être Andréa avait-elle connaissance de la lettre qu'Arni portait à
l'intérieur de ses vêtements. C'était le gamin qui l'avait écrite pour lui et
ce n'était pas la première fois qu'Arni lui avait demandé de rédiger quelques
mots destinés à Sesselja, son épouse; elle les lit quand nous sommes couchés
tous les deux et que tout le monde est endormi, lui avait confié Arni, elle les
relit encore et encore pendant mon absence. "Tu me manques avait écrit le
gamin, tu me manques au réveil, quand j'empoigne la rame, tu me manques quand
je pose les appâts, quand j'écaille le poisson, ça me manque de ne pas entendre
les enfants rire et me poser des questions dont j'ignore la réponse, mais que
toi, tu connais certainement, tes lèvres me manquent, ta poitrine me manque,
ton sexe me manque" -non, n'écris pas ça, s'était ravisé Arni alors
qu'il regardait par-dessus l'épaule du gamin. Tu ne veux pas que je note
"ton sexe me manque"? Arni avait secoué la tête. Mais j'essaie simplement
de transcrire tes pensées, comme toujours, et son sexe doit te manquer, je
suppose? Ca ne te regarde absolument pas, d'ailleurs, je n'emploierais jamais
ce terme-là, sexe. Ah bon, et quel est le terme que tu emploie? Le terme que
j'emploie, eh bien, je dis... non mais, le diable si ça te regarde! Et le gamin
avait du biffer le mot sexe pour écrire à la place, "odeur". Mais
peut-être, avait-il pensé, peut-être que Sesselja essayera de déchiffrer le mot
sous la rature, elle sait que c'est moi qui rédige la lettre d'Arni, elle
s'acharnera et quand elle parviendra finalement à le lire, alors elle pensera à
moi. Assis sur le lit, le gamin fixe son journal du regard et tente de chasser
cette image de son esprit: l'image de Sesselja en train de lire ce mot humide,
moite, tiède et interdit. Elle fouille des yeux le mot raturé qu'elle parvient
à déchiffrer, elle se le murmure, un léger frisson lui parcours le corps et
elle pense à moi. Le gamin avale sa salive, s'efforce de se concentrer sur son
journal, lit ce que l'on raconte des députés, lit ce qu'on dit à propos de
Gisli, le directeur de l'école du village, lequel ne s'est pas senti en mesure
d'aller enseigner à cause d'une beuverie de trois jours, ce n'est certes pas
facile de devoir enseigner tout en buvant, et tiens, Emile Zola vient de
publier un nouveau roman dont il s'est vendu cent mille exemplaires dès les
trois premières semaines. Le gamin lève un instant les yeux et essaie de se
représenter cent mille personnes occupées à lire le même livre, mais il est
difficilement possible de s'imaginer une telle foule, surtout quand on habite
ici, à proximité du cercle polaire. Il constate qu'il s'est mis à penser à
Sesselja en train de lire ces mots et de penser à lui, il serre le journal
entre ses mains et lit: six hommes noyés dans le golfe de Faxafloi. Paris
d'Akranes sur une barque à six rames, ils se rendaient à Reykjavik.
Le golfe de Faxafloi est vaste.
Vaste comment?
Si vaste que la vie ne parvient pas à le
traverser.
Puis vient le soir.
...
"Entre Ciel et terre" 2007 Gallimard Jon Kalman
Stefansson, auteur Islandais.
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